Lundi 4 décembre, Pasito Blanco
Une vilaine petite houle fait rouler le bateau bord sur bord. Xavier est parti seul entreprendre la traversée des dunes de Mas Palomas, j’espère que les beignets de crabe de ce midi vont me laisser une paire d’heures de répit avant d’entreprendre l’ascension de mon œsophage. Le carnet de bord a besoin d’une bonne mise à jour.
Heureusement pour ma mémoire, mon passager de ces deux semaines tient son propre livre de bord. Il note scrupuleusement dans un style plus télégraphique absolument tout notre programme. Ce livret personnel servira ensuite à l’envol de ses souvenirs. Une fois n’est pas coutume, je vais donc par facilité m’appuyer sur sa chronologie. D’autant plus que depuis son arrivée à bord, mon quotidien a changé du tout au tout.
Dieu en plein boulot
Les journées besogneuses entre caisse à outils et magasins spécialisés, c’est momentanément terminé. Xavier –c’est le nom du copain- a une passion pour la voile, une certaine expérience pratique et surtout une érudition à mes yeux sans fond concernant les choses de la mer. Par ailleurs, ses vacances sont comme pour beaucoup comptées en jours ; il s’agit donc d’en profiter à fond. S’il ne navigue que quelques semaines par an, le reste de l’année il en rêve et prépare ses voyages minutieusement. Exception faite de ce séjour, dit-il. Quoi qu’il en soit, avant même d’avoir vidé ses sacs, il avait établi un programme de légionnaire qui nous emmenait croiser trois îles et avaler un paquet de miles.
Pour moi, c’est tout bénef. J’ai à bord un gaillard de confiance qui prend les navs en charge. En me laissant porter sur sa motivation, je me façonne davantage d’expérience en prévision de l’arrivée de la famille.
Ri-ouinede.
Samedi 25 novembre. Xavier a atterri à 18h40, il est plus de 21h quand il jette ses sacs dans le cockpit. Ses premières impressions : « Heureusement qu’il fait bon parce que côté paysage, la route depuis l’aéroport à travers la zone industrielle, avec les enseignes Leroy Merlin, Auchan, … je suis pas vraiment dépaysé. » La mondialisation passe aussi par les périphs…
Une bonne bouffe, on laisse courir les heures plus vite que la conversation, jusqu’au fond de la bouteille de ce rouge épais de la vallée de Orotava.
Dimanche 26. Le matin c’est puces. Voilà du dépaysement : on se croirait Porte de Montreuil. C’est presque aussi grand. Les blacks à ceinture et Rolex siègent à côté des chicanos à parures. Ah, se régaler des ‘portes de pénitencier’ en instrumental à la flûte de pan, toute une époque. Au milieu des marchands on trouve quand même de quoi chiner ; il y aura toujours des vrais gens pour vendre à même le sol des petits riens de leur vie à des prix qui révèlent toute la valeur sentimentale de l’artefact. Une nouveauté pour l’amateur de ce genre de manifestation culturelle: l’arrivée en nombre des asiatiques qui ont une stupéfiante intelligence à inventer des objets en plastique ne servant à rien d’autre qu’à finir au fond d’un carton en attendant un prochain marché aux puces. D’après moi, c’est un bizness secret avec les dealers de piles.
Petite contrebande frenchie : le brie dans le papier alu, dans la boite. Indétectable.
Dans une des artères secondaires du marché, je décide moi aussi de profiter effets pervers de la mondialisation en m’offrant à un prix inavouable un taille crayon à deux cylindres en inox. Y a pas de raison.
On rate au passage la performance d’un saltimbanque authentique croisé il y a trois ans sur Gran Canaria. L’homme porte sur sa soixantaine un costume/marionnette représentant un couple enlacé. Il enclenche la musique, se met à quatre pattes et se lance dans une danse surréaliste digne d’un Tex Avery. Ses jambes son celles du danseur, et ses mains les jambes de la cavalière. C’est peu être pas très clair sur le papier mais en vrai c’est formidable.
Effectivement, ce machin en photo n’a rien d’un marché aux puces. C’est le tout nouvel Auditorium de la cité, il était sur le chemin alors on a pas résisté. C’est grand, c’est beau, ça brille, c’est propre. A l’époque de la construction, avec Ado nous avions croisé ici un quartier gras, saumâtre. Autour du chantier des grues et des putes en train de rouiller. Aujourd’hui tout est plus lisse. Le regard est aspiré par les courbes du béton plastifié. On oublie les grues. Quand aux putes… c’était pas l’heure ?
Sur le chemin, une autre visite dont le sens m’échappe, mais qui réussit à faire cogiter bien après avoir quitté les lieux. Il y a un fortin ancien au pied de l’auditorium. « El Castillo Negro » est une batterie circulaire en pierre de taille d’une quinzaine de mètres de diamètre qui défend l’entrée du port. Ce jour là une banderole invite à entrer. Exposition. A l’intérieur, noir. Les meurtrières sont bouchées au taps. Des écrans de tissus portent des vues de la ville projetées en temps réel, avec un effet de son à la limite du larsen, un peu raté. On grimpe sur le chemin de ronde et on découvre, outre la vue sur le port, des caméras de vidéo surveillance qui transmettent dedans ce qu’on voyait dehors avant l’occultation des fenêtres pour l’installation… C’est peut-être pas très clair sur le papier mais en vrai c’est pareil.
Au fait, le marché c’était pas du tout pour faire du tourisme. Il y a au cœur du quartier puceux un vrai marché en dur, avec des produits frais locaux. On y trouve des fruits à prix spécial gueule du client (c’est nous !); des légumes brillants et des vrais beaucoup plus chers; et du lard au prix du faux filet avec le tape-moi-la-pogne complice du boucher satisfait.
L’après midi, évènement majeur pour la silhouette du bateau. Xavier me hisse au mât pour raccommoder un rivet et j’en profite pour abattre l’antenne télé que j’avais jamais pu assumer. Ca fera un cadeau apprécié par un des plaisanciers résidents de notre ponton.
Lundi 27. Dans la lignée de la veille, courses et bricolage. Nous parvenons quand même à rouler nos amarres en fin d’après midi pour dérouler la chaîne à 10 miles au nord de la ville. Dans le guide c’est écrit « mouillage protégé ».
Si on ne dort pas fort cette nuit là, ça n’a donc rien à voir avec les vagues qui explosent sur les ruines du port et le roulis du bateau; ce doit être à cause de l’alarme de mouillage que j’ai réglée un peu trop sensible. Et puis notre première pêche (un maquereau d’au moins 60-80 kg) mérite bien une nuit blanche.
Mardi 28. Pour moi cette journée est un baptême. Je suis copropriétaire d’un voilier depuis 13 mois et c’est ma première journée de plaisancier. Café. 470 coups de pompe pour gonfler l’annexe, réunion plénière de la totalité de l’équipage pour savoir si on débarque sur les rouleaux de la plage ou dans la soupière de l’ancien port. Grâce à un technique de pagayage secrète, on ne remplit que la moitié du bateau quand l’ultime vague nous dépose sur le sable. Une fois le zodiaque à l’abri de la marée, nous tirons notre matériel de survie du bidon étanche : vêtements secs, chaussures, appareil photo, eau qui pique pas trop, et granolas. Notre mission nous emmène le long de la grève vers une grotte au pied de laquelle ‘ça fracasse grave’.
Avant d’entrer sous la falaise, description du tableau. Nous sommes au pied d’un cirque volcanique effondré côté mer, des crêtes acérées, deux cabanes sur un versant, un maquis d’arbustes et quelques cactus qui s’accrochent entre les coulées de lave. Un vague sentier qui remonte et se perd dans un canyon. Si ce n’était le morceau de pétrolier en attente qu’on distingue dans l’arche de la pointe Sud, on se croirait perdus au bout du monde. A part par la mer, l’endroit est certainement inaccessible.
Nous entrons dans la vaste grotte. Sous les pieds, la lave cède à un mélange de sable et de cendre. On a fait du feu ici. C’est vrai que le coin est sympa pour les grillades. En plus, si tu apportes de la glace et des bières, t’as qu’à ouvrir le congel. -Non ?! Si !- Besoin de rien d’autre. Une grande table en bois brut est serrée entre deux bancs massifs. En bout de table, un petit autel pour la prière à Marie, et au fond, des tapis pour la sieste. J’imagine la scène dominicale sans aucun mal avec la famille de Tahitiens qui résonnent et les ukulélés qui cuvent. Ben quoi, on fait avec ce qu’on a en mémoire après tout.
Après la grotte, une petite ascension mène Xavier dans la photo que voici :
Vu depuis l’autre côté de l’appareil, c’est pareil, avec le vacarme du vent et des vagues qui claquent 200m plus bas.
L’endroit est parfait pour lire la houle, l’influence du relief, le dessin dans les vagues de l’abri où nous avons laissé Chekspire. En ajoutant les traces d’érosion, on peut même se permettre un long voyage dans le temps. Et conclure comme il se doit dans ce genre de situation : « On est bien peu de choses… Ouais… T’as fait la photo ?... Y a plus de Granolas… On y va ! »
Deuxième concile pour décider de la mise à l’eau. La plage et ses rouleaux ou la soupière qui bouillonne derrière la digue défoncée ? Mêmes arguments, même décision.
Grâce à une technique digne du GIGN, même pas mal (ni perdu les lunettes) quand on se fait renverser par la première vague. Ca permet de rincer le bateau. A la seconde tentative on passe les 6 décimètres de barre. Quelques coups de pagaie plus tard, on aborde sèchés par le vent la passerelle arrière de notre navire amiral.
La météo annonce que ça tourne à l’est. En pratique : la ’baie protégée’ va l’être un peu moins. Nous décidons par conséquent de renoncer à une nouvelle nuit blanche en cabine pour la passer en mer, le cap sur Gran Canaria.
En nav avec Darth Vador
Mercredi 29 : Ce soir, on coule. La journée commence comme sur les calendriers, à minuit, par une séance d’hôtesse de l’air avec démonstration des harnais/gilets de sauvetage. Les gentils organisateurs de cette charmante croisière ont prévu un concours de vomi en deux manches. Résultat : match nul deux partout malgré une pénalité pour Toto pour débordement de cuvette. Un match serré avec une première mi-temps menée par Tof en cabine, avec la technique des petits bouts d’ananas trop mûrs. Pendant que Xav regardait pleuvoir les étoiles et tentait de trouver un compromis entre les vagues et le cap sans trop se faire mouiller. Avec un pilote automatique en vacances, pas facile de gérer.
Mi-temps : Nous rentrons un peu de voile, échangeons les rôles et les nouvelles :
- Pas de bateau en vue.
- Grmpf…
- On cape au nord du phare de punta de la Sardina
- Grmpf…
- Tu vois les quatre éclats ?
- …
- Bon, c’est normal ils sont derrière les vagues. Tu les laisses sur babord.
- Re-grmpf…
- Attention, pas trop de nord sinon on se cogne la houle.
- Cogne la houle, hmfr…
- Ah et puis le pilote a tendance à sauter. Allez bon quart !
- Pilote, sauter…bonne nuit. Beurp !
Deuxième mi-temps. Rien de tel qu’une bonne barre bien ardente pour faire passer la gueule de bois. Appuyé sur ses rayons, commence une démarche acrobatique qui va m’occuper pendant les deux heures à venir. Il s’agit d’attraper les biscuits sous le radeau de survie, donc derrière le talon gauche sans se coincer dans la sangle du harnais ni rater la prochaine vague qui gronde quelque part au dessus à droite (20 minutes). Puis même tentative avec la bouteille d’eau qui roule sur le caillebotis (littéralement : carré de bois sous lequel caille le vomi quand tu te libères dans le cockpit. Prosaïquement : plancher percé.). Manœuvre abandonnée au bout de 90 minutes.
Cette nuit a chaussé la burka. On ne distingue que la crête des vagues au moment où elles embrassent la coque par le travers ou l’avant. C’est pas facile à gérer mais sans doute préférable pour le moral vu la taille de ces bestiasses. A l’avant, en revanche c’est magnifique de voir l’écume à l’assaut du génois dans la lumière poussive des feux. Après quelques vagues dans la face, sel et brouillard sur les lunettes, ça donne une toute autre ambiance. Trempé jusqu’au fil du slip, je regarde grossir la côte. Xavier, en bas occupe son quart de sommeil entre les toilettes et son hublot qui avale un seau à chaque coup de pieu dans l’eau.
Le pilote a définitivement pris son quart et je me retrouve collé à la barre incapable de descendre faire le point. Une demi heure se consume autour d’une seule question : à gauche ou à droite du rocher, là ? Je tire Xavier de son repos agité, il jette un coup d’œil à la carte et d’un coup le monde devient meilleur.
Le jour se lève sur la digue de Puerto de las Nieves. La houle longue et puissante explose de partout. Une digue épaisse résiste à des rouleaux dignes du Pacifique. Le guide nautique signale que comme beaucoup elle a été reconstruite récemment car les tempêtes de sud l’avaient emportée ! Sur le pont, nous réunissons nos talents embrumés pour faire le tri entre les embruns, les récifs et l’entrée du port. On se trouve un gentil mouillage bien à l’abri. Une fois ancrés, nous examinons les falaises au sud à la recherche du « Dedo de Dios ». Le doigt de dieu est une épine rocheuse qui fait la renommée du site. Elle inspire les boutiquiers qui rivalisent de créativité pour baptiser l’échoppe : « Restaurant du doigt », « Boutique du doigt », « Terrasse avec vue sur le doigt », … La recette fonctionne puisque c’est ce même appendice qui nous a décidés pour cette étape.
Sauf qu’il y a un tout petit hic. Je me souviens maintenant que lors de l’ouragan qui a balayé la zone l’an dernier, la TV diffusait en boucle les images du doigt avant/après. Avant, une colonne de 60 m de lave battue par les vagues. Après, une colonne abattue sous les vagues et un moignon qui ne mérite même pas la photo.
Dieu s’est fait casser le doigt par la mer. Et les commerçants de Las Nieves ont l’air malins. Foutu, le bizness du site ? Même pas. On vend une carte postale d’avant, tu fais la photo d’après, et la terre continue de tourner. Les voies du tourisme sont impénétrables.
Allez, pour être honnête, le village est magnifique. Les murs à la chaux, les ruelles empilées rappellent la Grèce.
Il est 10h. du mat. Un café et au lit.
Après la sieste, visite de Agaete, la petite ville sur les hauteurs. Maisons basses, boiseries, patron de bar qui fait la gueule. On est aux Canaries. Des rencontres : une ancienne de Zingaro venue offrir une « autre scolarité à sa fille – tu comprends, 39h de cours sans les devoirs en primaire, un cartable plus lourd que la gamine, je pouvais pas »; un charmant plombier qui me dit que je parle bien espagnol ! Bon, le plombier est belge. Bon, il avait bu. Mais ça fait toujours plaisir. Et puis une assiette de lapin fricassé au gros sel (à essayer) arrosé d’un vin local… du pays Basque espagnol.
22h qu’on est levés, on tire un peu des bords pour rentrer au bato. Un détour pour partager une paire de bières avec un équipage rencontré l’an dernier dans une autre île. Le bateau s’appelle Tahiti, l’équipage est un couple hispano-belge qui a retapé une ferme en ruine aux Baléares, accueille des colos l’été et ballade leur chien bonzaï à bord d’un Kelt 39 l’hiver.
Ce soir on coule, écrivais-je. Ben c’est là, au retour de chez nos voisins de mouillage. Au moment d’escalader la jupe arrière du bateau, le zodiaque glisse sous l’échelle de bain et crac, un trou. Le temps de hisser le moteur à bord, le boudin est déjà aussi flappi que nous. Un petit coup de nerf plus tard, nous nous échouons avec bonheur sur nos oreillers.
Encore une nuit dans le carré. L’abri offert par la jetée du port cloue le bec au bîp énervant de l’alarme de mouillage et c’est tant mieux.
Jeudi 30. RAS. Pas un pet de vent, ni derrière (ouais c’est facile !). On rase au moteur les falaises du sud ouest de Gran Canaria. Plus de huit heures au pied de 200 à plus de1000m de lave figée. Comme dans une tranche de génoise, on devine les colères successives du volcan. Petite pause au bord d’une plage enclavée. Le temps pour Xavier de mélanger la chair de son talon avec celle d’un coquillage contondant. L’armée nous offre la drôle de ronde d’un gros nélico : je file au large en rase motte, demi tour, je fais mine de me poser dans un canyon, et rebelotte.
A la tombée du jour, les falaises se jettent à l’eau pour laisser la place à Puerto Mogan, le St Tropez des Canaries, dit le guide. Un village mignonnet avec un port minuscule qui fait face, dans une vallée voisine, à des immeubles en escalier karchérisés.
A ce propos, une petite leçon d’architecture : Quelle est la différence entre un clapier de quartier et un ensemble de standing pour touristes allemands ?
…
C’est facile, il suffit de poser des lumières partout et la barre se transforme en paquebot. Attention, jaunes les veilleuses ! En blanc ça ferait prison. C’est fou comme on se cultive en voyage.
Au fait, je signale à Bison Houssaye que j’ai réussi une manœuvre de port particulièrement difficile avec brio ce soir là. J’étais aussi fier que si j’avais passé le cap Horn en Twingo. A terre comme en mer offrez un créneau bien serré à un chauffeur et vous en faites un beauf heureux.
Vendredi 31. Surprise ! Nous nous sommes couchés dans un port désert, on se réveille à la foire à la saucisse. Une visite le confirmera dès le matin, Puerto Mogan c’est la porte de Brandebourg sans les touristes étrangers. De 10h30 à 18h, nous sommes bel et bien en terre germanique. Pour être tout à fait franc, il m’a semblé entendre un peu de hollandais. Ce matin, il faut jouer des épaules pour circuler entre les terrasses des commerçants et les étals du marché aux souvenirs. C’est tellement fleuri, joli et propret qu’on a un peu le sentiment d’être dans un parc d’attraction. La question qui restera en suspend c’est comment est-il possible de débarquer tant de monde aussi rapidement d’un si petit ferry ? Même en plusieurs voyages ça semble improbable. L’apparition et l’évaporation de la foule est tellement brutale. Son empressement à déambuler de restau en commerce de prêt à jeter contraste tant avec le flasque des chairs roses marbrées. Sans parler des assiettes trop pleines, trop colorées, trop grasses, trop saucées et saucissées.
Nous voulions du dépaysement, nous voici servis. Les Canaries c’est aussi l’Europe. Personnellement, je crois que je préfère celle des plombiers polonais.
A part ça ce vendredi est une journée de merde. Au sens propre. Grâce à l’ingéniosité de mon confrère de bord, le problème des réservoirs d’eau bouchés est rapidement momentanément écarté. En revanche, une petite confusion entre langes de bébé et papier hygiénique la première semaine a été fatale à mon très, mais vraiment très très long système d’évacuation des toilettes du bord. Depuis quelques jours, il semblait qu’entre nos dégueulis successifs et grosses commissions, nous soyons parvenus au bout du gros tuyau. Aujourd’hui, on arrive même plus à forcer sur la chasse pour en rentrer davantage.
Dans cette maison sur l’eau, la fosse sceptique ne pose jamais de problème. La purge des canalisations par contre signifie :
- Un. Démontage de la pompe de chasse sous pression (des détails ? Sûr ? Bon j’en reste là).
- Deux. Démontage de la cuvette. Facile.
- Trois. Démontage des cloisons de la salle de bain. Serré.
- Quatre. Démêlage, récupération et vidange du siphon de 3 m qui courre contre la coque. (Des détails ? … J’insiste pas.)
- Cinq. Vidange des cales et nettoyage des pompes.
- Six. Rassemblage, désinfection, remontage des vis, boulons, pièces détachées.
- Douche, lessive (Pas de détails !).
Une après midi comme ça, ça forge des liens d’amitié à jamais. Deux, je pense que ce serait plutôt le contraire. Il est plus de 22h quand on met la gamelle en route, pas un teckel dehors. A St Tropez del Canarias, la barquette de fruits de mer frais du jour est à 4,35 euros les 700gr. Mijotez au vin blanc de El Hierro, sur des coussinets de riz blanc, et la pire des journées vous laisse un goût de paradis.
Samedi 2 : Une journée en mer portés par un petit vent tiède. On chausse une nouvelle voile à Chekspire. Pour la seule fois du séjour, la grand voile est dehors en plein. Ce soir, le soleil plonge en même temps que notre ancre devant Playa de las Meloneras. A la lumière de la Lune bientôt pleine, on distingue le fond…
Inexplicablement, ce mouillage qui semble peu abrité ne subit pas la houle du large. Cette nuit, l’alarme va nous laisser dormir presque tout droit.
Dimanche 3 : Ce dimanche commence comme un lundi. Aujourd’hui, le bureau est sous le bateau. J’étrenne dans un courant têtu le narghilé tout neuf offert par l’ancien propriétaire, un peu de grattage sur l’arbre d’hélice, pose d’une anode (un piège à rouille), démêlage du mouillage, apnée express afin de récupérer les ceintures de lest passées par-dessus bord… Xavier profite de l’occase pour une petite ballade au bout des 15m du tuyau d’arrivée d’air. Rencontre avec une raie « de la largeur du bateau ». Sympa. Après la récré on se met en route pour la nav la plus courte du séjour : 200m jusqu’au bassin de Puerto Pasito Blanco. Nous stationnons à côté d’un allemand plus antipathique que d’habitude. Il aboie dans son idiome, une excellente motivation pour parfaire mon espagnol. L’après midi est consacré à un travail d’ingénieur : mesurer et peindre des repères sur la chaîne d’ancre, ménage.
Comme nous avons déjà visité la Bavière, nous menons la petite balade de la fin de journée vers l’extérieur du village. Guérite, barrières rouges et blanches, no man’s land, reguérite-rebarrières, et nous échappons à la vidéosurveillance pas discrète. Retour à Gran Canaria. Un nouveau no man’s land découpé en parcelles par de hautes grilles branlantes. Quelques détritus donnent avec parcimonie des couleurs au sol de lave en granule : une randonnée dans un bol de Chocapic. Malgré le vent, l’absence évidente de pluie, l’inhospitalité du sol, ça buissonne, ça feuille, ça rampe, ça pique ça et là. Sur cette dalle de fin du monde, je comprends mieux pourquoi ici les patates sont plus chères que les oranges. Vas enfouir…
Tout ça pour dire qu’après la frontière, y a rien à voir. Une heure (deux ?) de crapahute le long de la voie express nous mène au delà de la crête jusqu’aux lumières de Mas Palomas. Une cité champignon de plus construite en bordure d’un parc national. Nous remontons l’avenue qui mène à l’entrée du site à contre-courant de la foule. Nous voici dans la place. Inexplicablement il a poussé sur cette île surgie du plateau océanique 4000 m plus bas un champ de dunes comme dans les pubs pour le Paris Dakar.
On peut-y faire des ballades en chameau (ou en dromadaire, j’ai
pas la bosse des rallyes), louer un transat, photographier le phare breton,
l’arrête effilée des dunes, les motifs du sable plus léger que de la semoule,
dévaler les pentes avec la sensation de marcher dans de la poudreuse, grimper
les mêmes ravines comme si on gravissait un escalator à
l’envers, se perdre dans le labyrinthe de maquis qui semble courir jusqu’au
fond de la vallée (et faire demi tour à la voie express), donner un sou aux
sculpteurs de sable ou autres dessineurs de motifs géométriques avec des
galets, prendre un verre sur la plage, se baigner,…
…réflexion faite, au sujet de la baignade: Xavier, qui a fait le voyage le lendemain sur le site pour le traverser d’est en ouest de jour, n’a pas vu de nageurs. C’est vrai que les piscines des hôtels, c’est tout de même plus …
Pour ce nous soir c’est cadeau. Mis à part trois pêcheurs ayant planté leur canne sur la plage, nous ne croiserons personne ni à la tombée du jour, ni sous la lune presque pleine. Le vent d’ouest qui efface nos propres traces sous nos yeux nous offre un site vierge. Nous avons tous deux épuisé notre stock de substantifs et de majuscules depuis plusieurs rafales quand nous nous glissons de nouveau sous les néons de l’avenue « Las dunas ».
Switch.
Il y a des gens mal informés qui prétendent que Mas Palomas est l’un de ces endroits des Canaries gavés d’une foule d’hôtels moches. En tant que témoin direct je rectifie. ‘Moche’, c’est un raccourci subjectif. Pour être honnête il faudrait dire que les paysagistes se sont donnés à fond pour offrir aux usagers grâce au soutien généreux des promoteurs toute l’étendue de leurs talents. Peut-être que les promoteurs ont été trop généreux, ou bien y avait-il trop de paysagistes ? Ou bien les deux…
Quand au nombre d’hôtels voilà encore un préjugé ridicule. Si ça se trouve, il y a moins d’hôtels à Mas Palomas qu’à Annonay. Si, si ça se trouve. C’est leur taille qui trompe.
Tous
les 50 m sur l’avenue : un
pèse gros.
En tout cas la vie est plus belle par ici parce que tu peux faire tes courses dans tous les magasins le dimanche au moins jusqu’à 22h. Et ça faut avouer que c’est pratique… surtout en vacances.
Non ?!... Si !
Encore un mystère que j’ai peur de ne jamais éclaircir. La cathédrale vue depuis la mer, celle qui nous a attiré sur le site, dont Xavier a tiré de remarquables photographies dans le coucher de soleil. Catholique ou orthodoxe ? … Ben c’est pas une église, c’est un palace.
Alors, les Seigneurs Anonymes qui ont bâti la cité, ils sont fadas ou ils sont cyniques ?
Pizza italienne, cuisinier pakistanais, sangria au sucre Brasil et oranges du Chili, computer US, quelques messages en France, quelques nouvelles d’Afrique, pendant que Xavier achète des souvenirs made in Taïwan, nous montons dans taxi japonais, payons quatre euros et rentrons en Bavière nous coucher dans des draps du Maroc sur un bateau anglais.
Pour m’accompagner au sommeil, j’invoque les résidents précédents, qui avaient choisi le site pour son eau douce, ses fruits et ses poissons. Il reste les murs d’une de leur maisons, derrière quelques panneaux trilingues, sur la croisette. C’était il y a 1300 ans. Ils sont restés 1000 ans sur cette plage, jusqu’aux Espagnols, et puis leur peuple, les Ganches, a disparu.
Lundi 4. Toujours avides de découvrir les us et coutumes des autochtones, nous découvrons qu’à Puerto Pasito Blanco, il est interdit de faire la vaisselle dehors. C’est vrai qu’au vu du contenu des assiettes des natifs (saucisse, wurst, knacki) on peut comprendre que ça puisse indisposer de supporter l’odeur hors des repas. Bref. Quelques tristes courses alimentaires et bricoles plus tard, nous quittons ce port un peu trop cher pour le mouillage à sa sortie. Xavier a décidé de traverser le site des dunes dans sa longueur. J’en profite pour une après midi boulot –j’ai pas foutu grand-chose depuis son débarquement- et attaquer ce troisième volet du carnet. Tout ça nous mène gentiment au soir. Repas devant les photos magnifiques de l’après midi. Nous complétons le mouillage d’une deuxième ancre plus pour le confort que la sécu, le réveil est réglé à 5h et hop, au lit !
Au bureau
Mardi 5. Vous avez détesté Mas Palomas, Gran Canaria ? C’est que vous ne connaissez pas San Miguel, Great Britain.
De toute façon, la journée avait mal commencé. Xavier qui s’explose un genou sur un winch -non Jeff, le winch n’a rien-, les batteries trop à plat pour démarrer le moteur, 3h30 sans un pet de vent (ni sur le côté), une gamelle fadasse à partir des courses insipides de la veille…
10h50, nous entrons dans la zone d’accélération comme on sort d’un apéro basket : sans prévenir. Le bateau est bien vêtu, les voiles réglées comme des premières communiantes. Ca nous laisse 8h00 de régalade, à regarder le Teide flotter comme l’Olympe au dessus de la mer de nuages. Une petite fausse note quand nous ferlons (En Jiffeux, ‘ferler’ c’est plier proprement la grand voile sur la bôme; en nous, assommés de vent et de vagues ce soir là c’est attacher le tout en tas tant bien que mal, devant l’entrée du port).
Heureusement pour nous, Jean François de St Malo était
à la Réunion
On balance les amarres sur un ponton tout neuf par 30 nœuds de vent et hop nous posons de nouveau le pied sur Tenerife.
Hormis les douches, rien à visiter au port: chantier en cours. Nous nous décidons pour la ville. Erreur. Là, les promoteurs n’ont pas embauché de paysagistes; ni d’architectes. Une trop longue boucle nous mène à downtown. J’abandonne mes tentatives de remplir le frigo du bord au bout de la troisième superette. Ici les devantures sont en anglais, là le vendeur ne parle vraisemblablement pas espagnol, et là-bas c’est limite si faut pas faire changer tes euros en pounds. Une constante : le contenu des banques réfrigérées. J’ai rien trouvé pour nous mais j’ai découvert de nouveaux horizons culinaires (de loin, pour commencer).
Une petite curiosité tout de même. La pétanque façon britiche. Ca se joue sur une moquette verte, avec des boules en cuir pas rondes qui font de longues courbes vers un gros cochonnet fluo. Les dames jettent, puis les messieurs… Fascinatingue, insn’t it ?
Le temps d’une bière dans un club très tea-time, puis le temps de se perdre, nous constatons avec effroi que les vacanciers doivent supporter le rase motte des gros porteurs moins de 100 mètres au dessus de leurs têtes en continu. L’intérêt du coin, semble-t-il c’est la réputation de ses golfs. Pour ma part, j’ai pris des repères car le port est tout de même bien abrité et sur la route du travail si j’embauche au sud de l’île. Et puis j’ai une bonne touche pour de l’animation pendant les fêtes. Reste que je ne sais pas si je vais oser imposer le site à Ado et Nour.
Mercredi 6. Je cite les notes de Xavier de ce matin : « Petit caca matinal dans le seau (…) va falloir enfiler le casque lourd pour faire les 35 miles au près dans l’Alizé en logeant la côte et sa zone d’accélération. Finalement la douche ne sert à rien, on va en avoir de la tête aux pieds dans pas longtemps et bien salée dans tous les sens du terme. » C’est qu’il me ferait flipper ce couillon. Me voilà à sortir les vestes et salopettes de quart –au placard depuis le Maroc ! Encore une nav où on va éviter de regarder les vagues dans le blanc des creux…
Quand Dieu se la pète…
Effectivement, passé l’abri relatif de Montana Roja, ça souffle et ça brasse fort. L’aiguille qui indique la vitesse du vent apparent (celle du bateau plus celle du vent) zone souvent bien au dessus des 40 nœuds. Ca mouille pas, ça cogne. Et 35 miles au près, c'est-à-dire à remonter le vent, c’est plus de 100 miles à parcourir en zig-zag. 13 heures plus tard, à bout des réserves d’électricité, je démarre le moteur pour parcourir en ligne droite les 5 miles restants. 3h30, les amarres se tendent de nouveau dans le bassin de Santa-Cruz, ouf !
Jeudi 7 : La veille de la rentrée des classes, il est de tradition :
- D’écrire les cartes postales qu’on a trimbalées partout en attendant d’avoir le temps de les remettre à plus tard.
- De vérifier quatorze fois tous les papiers nécessaires.
- De se chicaner sur l’horaire du départ pour rejoindre –l’aéroport, le taxi, le bus, la voiture, la gare…
- De ne pas faire son sac. Soit il est prêt du matin, voire de l’avant-veille, soit on termine de le boucler à l’enregistrement des bagages.
- De se faire un bon gueuleton bien arrosé.
- D’oublier le truc indispensable qu’on s’était promis de ne pas.
- Avant on échangeait les adresses, aujourd‘hui on se mélange les clés USB, on se grave, on se télécharge, on se wiffe, on se bluetooth.
Xavier quant à lui a choisi une formule très personnelle :
- Il n’a rien oublié à bord !
- Le gueuleton était arrosé au coca. Volant oblige.
- Les cartes postales ont été griffonnées dans la salle d’attente du commissariat.
A part ça, le bonhomme a eu une journée terrible. 3h pour trouver une voiture de location. Visite du Teide, le volcan qui domine l’île et qui depuis ses 3717 m est aussi la plus haute montagne d’Espagne. Moumoute et lunettes de soleil. Sur les photos, on passe des Alpes à la Lune, au désert martien, au dessus de la mer de nuages, sous le téléphérique, au lointain des trains de houle bien visibles...
De mon côté j’ai eu la chance de profiter des clichés après une bonne journée de travail perso, de ménage. C’est vrai que Xavier aurait pu aussi se faire piquer son appareil numérique, alors qu’on s’est contenté de le dépouiller là-haut de son portefeuille, cartes de crédit, papiers, téléphone et billet d’avion.
Vu la réaction blasée des autorités, le passage tranquille à l’embarquement, on dirait que la situation fait partie du folklore typique de la visite au Teide.
Allez dans quelques mois, on aura oublié la soirée cartes postales…
!Hasta Luego, amigo